Très intéressant est le papier de M. Nabil Mouline posté lundi sur l’un de nos sites nationaux. Sa thèse, une fois n’est pas coutume dans les temps qui courent, est de démontrer que :
la fête du Trône est une invention récente remontant à 1933. Ceux qui l’ont initiée sont « les jeunes nationalistes » d’après le Dahir berbère, « d’un niveau intellectuel modeste et inexpérimentés », dit-il !
les raisons de cette initiative étaient « obscures ». Plus loin, Si Mouline précise néanmoins que l’objectif de ces blancs-becs, a été de doubler le Protectorat, sur sa gauche ou sur sa droite (il ne le précise pas !), pour produire du sens nationaliste, lié, toujours selon l’auteur, à la notion de l’Etat-Nation, avec la volonté manifeste de « gêner la Résidence Générale » et gagner les foules !
Feu Hassan II, plus tard, a « subverti cette invention » en en faisant une « fête d’auto-célébration » pour s’imposer en « souverain autoritaire » (mais on comprend facilement absolutiste vu la référence de l’auteur aux Rois français du XVIème siècle !). La volonté manifeste du défunt Roi était de faire de la monarchie « la pièce centrale » du régime, et de Lui-même « le maître incontesté » du régime. Mais soyons modestes, on n’a jamais vu un souverain absolutiste avec des constitutions et des chartes des droits. Affubler précipitamment Feu Hassan II d’absolutiste relève, à mon sens, de l’ignorance de l’histoire de l’absolutisme, si ce n’est d’autre chose encore plus grégaire !
Je pense que, mises à part les formules tendancieuses et les notions approximatives du propos de Si Nabil, la dissertation reste digne d’un étudiant de première année sciences Po, et mériterait un bon douze quand même ! Mais elle subirait incontestablement les railleries des mandarins du collège scientifique ! C’est ce que je vais m’amuser à faire dans ce cours papier, vu les longues journées de ce mois sacré où on ne fait presque rien !
D’abord quelques précisions :
Mis à part l’organisation janissaire de l’armée que continuera Moulay Ismail plus tard, Moulay Ahmed Eddahbi (m.1603) n’a pas créé le Makhzan. Celui-ci est la création de la Dynastie des Aghlabides de Tunisie, réapproprié plus tard par les Almoravides, les Almohades et les Mérinides en tant que « lieu où on entreposait les recettes des taxes en nature et en numéraires », puis en tant que « fonctionnaires chargés du recouvrement de ces mêmes impôts », puis en tant qu’armée « affectée à l’exercice de la violence plus ou moins légitime », puis en tant que « Bniqas des différents secrétaires et vizirs affectés à seconder le sultan-calife dans la gestion de son empire » !! Les Saâdiens et, après eux, les Alaouites ont hérité de cette structure qui englobait, en fait, une bonne partie de notabilités de toutes sortes.
De ce fait, Al Mansour Eddahbi est tout à fait « innocent » de la paternité du Makhzan ! Celui-ci était, a été, et il est un fait social et historique sans aucune connotation péjorative, et doit être traité en tant que tel. Un conseil méthodologique pour Si Mouline : essayez les équivalents fonctionnels du Makhzan en direction des structures étatiques et administratives modernes, peut-être que cela dissipera beaucoup de malentendus parmi les Marocains d’ici et maintenant !! Mais je comprends que quand on fait de la politique politicienne, on en a rien à faire de la méthodologie et de la science.
De même, le pauvre Moulay Ahmed Eddahbi n’a pas inventé les rituels politico-religieux de l’Empire Charifien ! Son ancêtre Moulay Abderrahman de Takmadart l’a fait avant lui, et d’autres dynasties amazighes l’ont fait aussi avant lui, et avec quelle maestria mon frère ! Le Mahdi Ibn Toumert, berbère qu’il était, ne s’était pas privé de passer aux yeux du peuple Masmouda pour le Messie qui faisait revenir les morts parmi les vivants !! Et puis, il faut relire les historiens, anthropologues et autres géographes de ce qu’on appelle « la période coloniale » ! Un exemple et j’arrête : revisitez cher politologue les écrits paisibles de Edmond Doutté. Surtout un beau papier comparatif entre le sultan marocain et l’empereur du Japon, et dans lequel il démontre que les rituels politiques dans ces deux structures politiques se ressemblent énormément puisque liées toutes les deux à la tradition des Rois Thaumaturges !
Revenons maintenant au point nodal de la thèse de Si Nabil. La fête du Trône ou du Joulouss, a été officiellement décrétée le 31 octobre 1934, c’est une lapalissade. Mais, il faut dire aussi que ceux que l’auteur appelle « inexpérimentés et d’un modeste niveau intellectuel » ont préparé les esprits et les foules à cette idée durant au moins trois années, de 1931 à 1934, dans leurs publications arabophones, et l’ont inséré dans leur Bill Des Droits qu’ils présenteront plus tard à la Résidence Générale ! Soulignons au passage que ces « blancs becs » ne l’étaient pas du tout. Ils étaient lauréats des grandes facultés de Paris ou du Caire ou d’ailleurs ! Ils connaissaient, peut-être plus que Si Nabil, les Montesquieu, les John Locke, mais aussi les Robespierre, les Machiavel et les Bodin ! Ces gens-là ont, en fait, rappelé à la France que le Maroc n’était pas une colonie, et que les termes du Traité du Protectorat lui imposaient de « sauvegarder la situation religieuse, le respect et le prestige traditionnel du Sultan, l’exercice de la religion musulmane et des institutions religieuses… ». Vu que la puissance protectrice est passée à « l’administration directe », que les Marocains étaient évincés du champ des libertés publiques, de l’administration, de l’enseignement et des services publics par rapport aux Français résidents, ces jeunes nationalistes ont utilisé leur seule arme : l’appel à l’esprit communautaire, aux traditions séculaires de leur pays pour produire du sens nationaliste chez le petit peuple en vue d’un dessein plus grand, celui de la reconnaissance du Marocain en tant qu’Homme, pour ne pas dire celui de l’indépendance ! Sachant que le Sultan est le personnage central de l’ensemble des institutions du Royaume, même aux yeux des Français, Ils ont opté pour une réinvention d’une tradition de toujours, celle du renouvellement du serment d’allégeance, ou Tajdid Al Wala’, sous une forme moderne, britannique ou égyptienne peu importe, et qui s’appelle la Fête Du Trône qui est une fête nationale telle que Si Nabil décrit dans son beau papier !
Ceci dit, il faut quand même souligner que si les sociétés ne peuvent poser que les problèmes qu’elles peuvent régler, elles ne peuvent inventer ou réinventer que les instruments dont elles ont besoin. Prise dans les tumultes de la vie et face aux diverses catastrophes, elles reproduisent l’histoire, non comme une tragédie, mais comme une farce, selon la belle formule de Karl Marx. Retraditionnalisation, modernisation de la tradition, peut importe les appellations issues du lexique anthropologique, l’essentiel est que les peuples réinventent des solutions à leur problèmes pour pouvoir vivre en commun.